Carambole (Broché)

Pierre Lauvergé est resté à mes yeux l'homme des déjeuners familiers de la rue Psichari, chez Roger Stéphane. A propos des exercices d'écriture de Lauvergé, Stéphane aimait à citer la phrase de Proust : «Un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société...» Il avait fait de ce «patron» et chercheur hospitalier d'une autre génération, un proche à qui, jusqu'à la fin, il a manifesté une curiosité jamais satisfaite. Stéphane voyait dans les écrits de Lauvergé une nécessité venue de cet «autre moi», loin de la vie professionnelle.

- Avatar de la vieille métaphysique ? questionnement religieux incapable de prononcer les mots nécessaires à son apaisement ? probité du scientifique conduisant à une incertitude radicale ? poursuite d'une gnose surgie de l'inquiétude ? Ou, tout simplement, aptitude à faire fructifier une de ces insatisfactions secrètes que l'on ne comprendra que plus tard ? - Livre d'interrogation, coupé de la mode ou du spectacle dit de l'actualité. Livre d'un moraliste, si cette denrée avait encore cours, et si le mot n'évoquait pas aujourd'hui tout le contraire de notre auteur, nanti d'une force heureuse et d'une sorte d'espérance informulée... La nudité de l'homme, nous dit-il, sa précarité comme espèce, l'absence de nécessité biologique ou spirituelle donnant quelque signification à l'existence de sa conscience dans le cosmos, l'évidence du provisoire jusque dans la physique, - autant de raisons de ne pas perdre notre temps (ou notre âme ?) en caressant illusions et faux-semblants.

Roger Stéphane est parti. Je ne serai plus là pour voir ce livre imprimé. C'est sans grande importance. Celui qui l'a écrit y a laissé, sous l'évocation sans pathos de la figure du néant, ce qui m'a le plus aidé dans ma fin de vie : la présence en nous d'une joie ignorée, remède naturel à la fatigue de vivre des personnes et des sociétés...

J.P. Faure